Récits et nouvelles - La Croix Tarquin

Tout près du site des fouilles, au village de Goizel, une croix est toujours présente. Une inscription y figure :
« Cette Croix A Eté Faiet Faire Par V. Tarquin
Et M. Carcille Son Epouse. Priez Dieu Pour Eux. » 
C'est la seule trace visible d'un personnage du même nom, qui vécut à Kerdrein dont la légende à été éditée par Eugène Lafoyle en 1889.
Elle est retranscrite ici ...

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La Croix Tarquin
En sortant du bourg de Saint-Caradec, la route qui conduit de St Brieuc à Pontivy se creuse brusquement en une descente rapide traverse un ruisselet, pour remonter à pic dans les landes de St Quidic.
Sur le bord de cette route, cachée aux yeux des passants par un fossé élevé, se trouve une petite croix bien modeste, sans prétention aucune et qui à cependant son histoire ou plutôt sa légende curieuse qui ferait hausser les épaules de dédain à un feuilletoniste à vingt centimes la ligne.
Depuis longtemps je l’avais oubliée cette croix lorsque par une belle journée de l’été dernier le hasard me rapproche d’elle.
En feuilletant une petite brochure très intéressante sur les vielles paroisses du diocèse, je lus ces quelques lignes : «  A l’Ouest du bourg de St Caradec, sur le plateau le plus élevé à quelques pas de la voie romaine, se trouve un champ renfermant des vestiges d’un camp romain… »
Je n’en lu pas davantage. Comment à deux pas de moi, un camp romain ! … De ma vie je n’avais vu de camp romain et l’occasion était belle, je ne la manquais point.
Aiguillonné par la curiosité, une curiosité peut-être malsaine, mais à coup sûr pardonnable, j’    escaladais la côte et parvenu à l’endroit indiqué où les savants avaient dit : "ça c’est un camp romain"», je vis un magnifique champ de betteraves, des betteraves aux pampres verdoyant, poussant sans vergogne dans ce sol sacré foulé par le pied conquérant des lieutenants de Jules César Impérator. Triste retour des choses d’ici bas ! …
Seulement dans l’angle du champ, ombragée par un dôme de feuillage touffu, je revis la petite croix de pierre, vieillie, usée que dans le pays on appelle la croix « Tarquin ».
Tarquin ! Camp romain ! Quelle association d’idées !
Comment n'en pas conclure que ce nom, qui s’est conservé longtemps dans un village de St Caradec, a été celui de l’un des descendants des vainqueurs du monde, qui séduit par la beauté du site a préféré la charrue à l’épée et au bouclier des vétérans de César. Cette assertion contre laquelle, d’ailleurs, je ne m’inscris pas en faux, a été fort mise en avant et je la transmets aux appréciations et aux critiques des hommes compétents sans me permettre aucune réflexions qui put entraver  l’élucidation de ce point d’histoire très interrogatif. Quoi qu’il en soit, je reviens à la « Croix Tarquin » que je serais tenté d’oublier en présence de ces préoccupations intéressantes.
Cette croix, à laquelle personne n’a jamais accordé autre chose qu’un respectueux salut ou une légère attention ne possède en effet rien de remarquable. Le corps de la croix est en ardoise bleu du pays de Mûr, un christ en granit actuellement décapité est sans bras et attaché à la croix avec des cercles de fer, le tout tenu par un socle carré en maçonnerie, sur l’une des faces on lit cette inscription :


                                                          « Cette Croix A Eté Faiet Faire Par V. Tarquin
                                                      Et M. Carcille Son Epouse. Priez Dieu Pour Eux. »


Je restai un moment à contempler ce religieux débris, puis je m’assis sur le gazon à l’ombre des grands hêtres. La chaleur était accablante et cette quiétude sous le bosquet touffu me fit du bien.
Insensiblement les souvenirs d’autrefois me revenaient à l’esprit, en face de ce paysage splendide qui se déroulait à mes yeux et qui s’appelle : la vallée de L’Oust.
Je ne connais rien de plus joli. Une grande mer de feuillage ou émergent ça et là des clochers à la flèche brillante. C’est dans un coin du tableau, la haute tour de Loudéac, posée sur le plateau comme un gigantesque dé à coudre, en face, dans l’autre coin, la Chapelle de Lorette perchée sur une des cimes les plus arides du Méné… Plus près, Uzel avec ses maisons étagées à mi-coteaux ; Graces perdu dans les bois noirs; Trévé adossé à la butte de Kénéa, et au fond de la vallée, sur les bords de L’Oust St Caradec et son clocher de zinc brillant au soleil. Enfin plus près la métairie du Bot, autrefois terre noble et demeurance de la puissante famille des Le sénéchal, marquis de Carcado seigneur de St Caradec et autres lieux qui pendant plus de sept cents ans ont dominé dans ce coin de terre, et participé, avec les Rohan, à la Souveraineté sur le pays de Loudéac.
Et maintenant mes souvenirs devenaient plus précis. Toutes ces mystérieuses légendes que j’avais écoutées avec tant d’intérêt, le soir à la veillée, se pressaient dans ma mémoire, je revoyais passer devant moi toutes ces figures de nains de Korrigans, de farfadets, qui peuplent les landes de Bretagne, et sur ce sol même ou ils viennent encore chaque nuit prendre leurs ébats, j’évoquais, dans le calme de cette belle après-midi la gracieuse légende qui s’attache à la « Croix Tarquin »

C’était un soir à la ferme de Kerdrein. Groupés autour du foyer où pétillait une joyeuse flambée d’ajoncs, paysans et paysannes, maîtres et valets écoutaient de toutes leurs oreilles le petit tailleur Kador raconter les belles histoires du pays de Cornouailles.
Il savait si bien dire, ce petit tailleur chacun sait le rôle important que jouait autrefois le chevalier de l’aiguille dans notre pays breton; mais hélas, trois fois hélas, trois fois hélas ! Combien maintenant est déchue sa dignité …
Quand après une journée passée laborieusement sur son établi, les deux jambes croisées, il descend de son piédestal et s’assied comme tout le monde sur l’escabeau au coin de l’âtre, ce n’est plus pour conter les légendes du bon vieux temps. Non le tailleur d’aujourd’hui ne les connaît plus, le tailleur d’aujourd’hui parle politique… Il connaît par cœur les péripéties diverses par lesquelles  peut passer un président de la République quelconque pour composer un ministère. Et c’est tout. Donc, maître Kador était en train de raconter à ses auditeurs émerveillés le résultat des grandes luttes soutenues au pardon de St Elouan.
Seul dans un petit coin au fond de la pièce, Loïc Tarquin, l’apprenti du loquace tailleur, ses mains appuyées sur ses genoux, ne regardait pas son patron. Ses yeux timides, brillants comme des chandelles à la lueur de la fouée, se fixaient dans une religieuse contemplation, sur la belle Marianne, la fille du fermier de Kerdrein. Elle était si jolie, la Marianne, sous son léger capot de mousseline, que, le Dimanche les gars des environs faisaient assaut de galanterie pour conquérir son cœur et … l’honneur insigne de porter son parapluie. Cette coutume très ancienne, qui consiste à laisser à l’amoureux le soin de porter le parapluie de sa promise, subsiste encore dans une grande partie de la Bretagne, notamment dans le pays de Loudéac. Et tous enviaient le sort de l’heureux détendeur de ce gage symbolique, qui ne s’en pouvait grandir pourtant que durant toute une semaine, car le dimanche suivant la gente Marianne d’humeur un peu changeante, c’était son droit, en sa qualité de jolie fille, confiait à d’autres mains le soin de tenir le fameux parapluie.
Loïc Tarquin, lui n’avait jamais été l’objet de ce choix, regardait d’un œil d’envie la cotonnade bleue soigneusement roulée autour de son manche à crochet et son cœur était bien gros en songeant que jamais il ne lui serait permis de briguer cet honneur. Ce n’est pas qu'il ne fut joli garçon, le pauvre, au contraire et la belle Marianne le voyait bien, mais, comme lui avait dit son patron un jour d’orage : « Allons fénéant, ça t’avance bien de pousser des soupirs en faisant tourner des moulins, en regardant Marianne ! … Elle n’est pas pour ton bec, car il faudrait des écus et des clos au soleil pour être son épouseur ». Et Tarquin courbait la tête  et tirait son aiguille d’un air navré, sous l’œil sévère de maître Kador.
Un bon cœur cependant ce petit tailleur. Voilà longtemps qu’un soir, en revenant de sa journée, il avait trouvé une frêle créature pleurant sur le bord du chemin. Et lui apitoyé l’avait recueillie, élevée, lui avait appris son métier et ses histoires, car dans le fond de son âme il caressait le secret espoir de laisser à son « Loïc » ses pratiques et sa chaumière. Et Loïc Tarquin avait grandi auprès de maître Kador, plein d’une filiale reconnaissance et d’un dévouement à toute épreuve. L’écuelle de cidre mousseux circulait de maison en maison et maître Kador contait toujours. C’était maintenant l’histoire de St Quidic qu’il narrait complaisamment à ses auditeurs.
Quidic était le fils d’un prince qui régnait là-bas, du coté de la mer. Un jour touché par la grâce de Dieu, il partit, emportant avec lui un sac de toile rempli d’or et d’argent… (Et le tailleur énumérait les richesses contenues dans le bienheureux sac)…
Son intention était de construire une belle église et de distribuer le reste de ses biens aux pauvres.  Quidic son bâton à la main, avait déjà traversé bien des pays lorsqu’il arriva un beau soir sur la lande de Pestuan, tout près du monastère bâti par le solitaire Caradec. Il était bien fatigué, le pauvre Quidic; il s’assit un moment pour prendre haleine, au pied d’une grosse roche noire plantée dans la lande, puis insensiblement le sommeil le gagna et il s’endormit. Il fut réveillé par des bruits étranges, il se frotta les yeux pour mieux voir. Son sac, son bienheureux sac, avait disparu. Il se leva pour suivre les brigands dont il endentait les pas résonner sur le sol caillouteux. Un éclat de rire moqueur l’arrêta net. C’était les Korrigans. Il descendit bien triste vers la demeure du maire Caradec, qui le consola de son mieux et lui donna des terres pour construire un hermitage à l’endroit ou est bâtie aujourd’hui la chapelle St Quidic. Quant au trésor, jamais plus il le revit. Maintenant Quidic est dans la compagnie du bon Dieu où il prie pour les pêcheurs du pays de St Caradec.
Grand St Quidic, dit le fermier de Kerdrein. Priez pour nous répondirent les assistants. Maître Kador profita de cette suspension pour s’humecter le gosier….
-    Mais le trésor ? souffla quelqu’un
-     Le trésor continue le tailleur. On dit que les Korrigans l’ont enfoui sous la roche de Pestuan, et qu’ils veillent tous les soirs, barrant la route aux chrétiens assez osés pour se hasarder dans ces parages. Il n’y a qu’une nuit ou ils s’en vont, laissant le trésor sans gardiens : c’est celle ou la pleine lune tombe la nuit de Pâques, comme cela a lieu cette année par exemple. C’est leur fête à eux, alors ils cassent chacun une branche de saule ou de hêtre, se mettent à califourchon et en route ! Ils vont présenter leurs respects et rendre leurs comptes à la reine. des Korrigans qui demeure tout au fond des grottes de Caurel dans la Cornouaille…. Cette nuit là on peut enlever le trésor de St Quidic.
-    Tarquin subitement intéressé rapprocha son escabeau de celui de son patron. Ce dernier reprit : mais il faut se dépêcher car à peine le son d’une heure est-il tombé de la tour du Bot que le Korrigans arrivent et malheur à celui qui n’a pas eu le temps de déguerpir !
-    Tout le monde frissonna. Kador voyant l’attention bien excitée, profita de cet instant pour se verser une nouvelle rasade qu’il avala incontinent, puis il continua :
-    D’aucuns ont essayé d’aller la nuit dans la lande de Pestuan et ils n’en sont pas revenus ...
-    Ainsi le sabotier Jégard, le plus fort lutteur, des pardons des alentours… eh bien il est allé il y quatre ans le soir de Pâques, à la roche de la lande, et depuis personne ne sait ce qu’il est devenu… Dieu ait son âme !
-    Tous les veilleurs firent dévotement le signe de la croix. Loïc Tarquin, très ému éleva la voix :
-    Comme ça patron, c’est entre minuit et une heure qu’il fut enlever le magot ?
-    Entre minuit et une heure mon garçon. Ça n’est pas long comme tu vois : sans compter  qu’il faut encore creuser joliment pour mettre la main dessus. Car on ne sait pas au juste le lieu de la cachette, ça dépend de la lune, c’est l’endroit où l’ombre de la roche tombe sur le gazon. Voici d’ailleurs l’indication telle que je l’ai ouïe dire à la vieille Malurée qui passe un tantinet  pour sorcière. 

Les assistants ouvrirent les oreilles et maître Kador débita :

                                                                          Quand pleine lune sera
                                                                              Sur Pâques fleuri
                                                                             Cy trésor trouveras
                                                                             Où la roche cherra


Loïc répéta tout haut les quatre vers et tout le monde éclata de rire.
Parbleu ! Allait-il donc dénicher les écus, ce petit manieur d’aiguilles ! Ah il faudrait voir cela par exemple ! Tarquin ne disait mot et songeait. Le tailleur reprit un peu inquiet : 
-    Sainte Emérence nous protège ! Mais notre Loïc est un homme sensé, par vrai mon garçon ? Il sait bien qu’on ne va pas comme ça taquiner les petits nains de la lande. C’est qu’ils ne sont pas tendres ces mauvais diablotins quand ils commencent leur ronde. Et les chrétiens qu’ont dansé avec le Korrigans ne se réveillent pas le matin dans leur lit, aussi sûr qu’il y a des évangiles !
Tarquin restait songeur insensible aux plaisanteries des paysans. Enfin la veillée prit fin. Loïc souhaita la bonne nuit au fermier de Kerdrein et à sa fille et si ses préoccupations ne l'avaient pas tant troublé il eût remarqué  combien ce soir là, l’adieu de la belle Marianne était gracieux, il eût senti sa petit main s’attarder plus que de coutume dans la sienne et son regard le suivre jusqu’à l’échelle, par où l’apprenti gagnait sa couchette dans le grenier à foin. Cette nuit là, Tarquin fit un rêve étrange. Il se vit sur la lande de Pest-Ouan, entraîné dans une ronde fantastique, tenant d’une main le petit doigt de la Marianne et l’autre brandissant le fameux parapluie de cotonnade bleue, gage de son amour partagé, et il entendait les Korrigans chanter à ses oreilles le monotone refrain qui préside à leur ébats : Lundi, Mardi, Mercredi,Jeudi, Vendredi, Samedi …..

La Nuit de Pâques …
La lune toute ronde dans le ciel bleu, éclairait de sa lueur pâle la Lande de Pest-Ouan. Assis au bord d’un fossé, Loïc Tarquin attendait fébrilement que les douze coups de minuit eussent retentis à la tour de St Caradec. Il fallait une audace bien grande pour s’en aller seul sur la Lande, mais c’était un homme de tête que l’apprenti de maître Kador. Pour obtenir un regard  de Marianne, où n’aurait-il pas été d'ailleurs ? Il avait bien réfléchi à tous les inconvénients de cette équipée nocturne. S’il n’a pas le temps de déguerpir avant l’arrivée des Korrigans, eh bien que voulez-vous il n’a pas de famille, personne qui puisse le regretter… Il dormira par là dans un coin de la lande, sous les ajoncs et les bruyères… Et puis il ne se laissera pas prendre, non… Sitôt la cachette découverte, il ne s’attardera pas autour de la roche noire bienssûr… Et alors, c’est la fortune, c’est le bonheur, c’est Marianne si gentille sous son petit capot de mousseline. !...
Un tintement grave le tire de ses réflexions. Minuit ! Tarquin se lève, place sa pioche sur son épaule, fait un grand signe de croix et adresse mentalement une prière à « la Vierge et à la bonne Madame Ste Anne » puis doucement il se glisse sous le dôme feuillu, où repose la pierre sacrée.
La lune, tombant en plein contre la roche faisait sur l’herbe un triangle noir, Tarquin tire sa veste, plante d’un formidable élan sa pioche au centre de l’ombre et vivement, sans lever les yeux, se met à creuser. Il creuse longtemps… longtemps… Rien n’arrête sa pioche s’enfonçant péniblement dans la terre landeuse… La sueur tombe de son front et Loïc creuse, creuse toujours. Tout à coup, il a senti un heurt, un choc brusque … Il s’arrête, son cœur sursaute violement dans sa poitrine : « Allons, se dit-il, pas de défaillance le temps presse » L’ombre projetée sur le gazon avait changé de place, évidemment l’heure s’avançait.
Tarquin reste un moment l’oreille tendue, écoutant bruire les feuilles sous le souffle imperceptible de la brise et se remet à travailler.
D’un coup de pioche, il amène à lui une pierre plate, recouvrant l’orifice d’un petit caveau. Et ce qu’il voit le fait bondir d’admiration : un entassement d’or et d’argent, de pierres précieuses à faire pâlir l’énumération pourtant si complète de maître Kador. Loïc était un homme pratique : il se dit qu’il aura tout le temps de contempler ça au jour et que pour le moment, mieux vaut se presser… Le voilà donc puisant à pleine mains dans la cachette, bourrant ses poches d’écus et en glissant à poignées par l’ouverture de sa chemise  jusque dans son sein. C’était bien honnête et il eût dû s’en tenir là. Tout rouge de bonheur et malgré la maxime de la sagesse des nations : « L’envie de gagner ». Il se met en devoir de développer un grand sac en toile qu’il à dérobé à son patron pour la circonstance…
Mais au même moment une heure sonne : le tintement de la cloche perce brusquement dans la nuit et s’éteint sur la lande en un gémissement prolongé. Subitement dégrisé, Loïc se lève et veut prendre sa course vers le bourg, mais lesté outre mesure par le poids de toutes ses richesses, il réussit à grand peine à se tenir debout et s’accote contre la roche, en face de ce trou béant où scintillent d’éblouissantes clartés. Une fusée d’éclats de rire par sous la feuillée et le sol frappé en cadence par une multitude de pieds tremble soudainement. Les Korrigans à cheval sur leurs branches de saule, reviennent prendre leur faction. Loïc Tarquin n’est pas peureux : mais toutes les histoires entendues à la veillée s’emparent de son imagination. Il sent un frisson lui glacer les os, derechef il fait un violent effort pour s’enfuir et retombe inerte, à genoux sur  la terre remuée.
Les Korrigans approchent, Tarquin les entend formant autour de lui un grand cercle mouvant. Terrifié, il regarde, les yeux dilatés par la peur et distingue, tournant avec les nains, de longs squelettes enveloppés dans leurs suaires. De leurs orbites creuses sortent des lueurs effrayantes… Horreur ! Il reconnaît parmi eux le grand sabotier Jégar, le même qui, il y a quatre ans… Alors ses dents claques, ses cheveux se dressent sur sa tête, ses doigts labourent le sol, son être tout entier frémit. Les Korrigans marchent toujours silencieusement, se rapprochent de plus en plus.
Tout à coup, l’un deux sort du cercle, grimpe avec agilité sur le sommet de la roche et d’une voix fluette entonne le monotone refrain que chantent le soir les petits habitants de la lande.
Il dit : Lundi, Mardi, Mercredi…
Et les autres répondent : …. Jeudi, vendredi, Samedi.
Et le cercle se resserre toujours. Les nains tourbillonnent maintenant, emportés par le rythme de leur chant bizarre. Déjà Tarquin sent leur haleine passer froide sur sa figure… il se jette à genoux : « Grâce, Messieurs grâce ! »
Un éclat de rire sec jaillit de tous ces gosiers qui reprennent de plus belle : Jeudi, Vendredi, Samedi… Une main décharnée et rugueuse saisit celle du breton, une force mystérieuse le relève et l’entraine dans le tourbillon fantastique dont le rythme s’accélère toujours. Tarquin sent sa tête osciller sur ses épaules d’une façon inquiétante, sa poitrine haletante se déchire en une douleur horrible, ses paupières battent lourdes sur ses yeux vitreux, ses jambes écorchées, meurtries, trainent sur les pierres de la lande et il tourne toujours, lancé dans cette ronde infernale, au son de ce refrain diabolique dont les notes ne lui parviennent plus que par lugubres envolées. 
Au moment de quitter son corps, son âme fait un dernier effort pour reprendre possession d’elle-même. Tarquin pense  à Dieu, il s'adresse du fond de son cœur, à Madame la vierge, consolatrice des mourants. Sa prière ardente monte vers le ciel portée par le grand St Quidic, qui veille tout auprès dans sa chapelle perdue au milieu des sapins.
Et voici que dans une nuée lumineuse il voit une blanche apparition lui tendant les bras; un sourire d’une tendresse infinie éclaire son radieux visage. Tarquin reconnaît Marianne, la fille du fermier de Kerdrein. Elle s’approche de lui très prés et dans un souffle murmure à son oreille une seule parole : «Dimanche »… Et Tarquin reprenant ses sens se voit emporté à travers la lande dans un galop fantastique… Une lueur se fait dans son esprit affaibli, il rassemble tout ce qui lui reste de force et au moment où les nains dans leur interminable chanson disent : Lundi, Mardi, Mercredi, Jeudi, Vendredi, Samedi, …
Dimanche ! crie Tarquin d’une voix formidable et épuisé par ce dernier effort, il tombe sur le sol. 
La danse cesse brusquement.
Etonnés, les Korrigans se sont arrêtés. Ce mot magique « Dimanche » que seule leur reine à le droit de prononcer, les a frappés de stupeur. Ils contemplent, saisis d’un religieux respect , Loïc étendu sur le gazon. Les squelettes agitent leurs suaires blancs quand soudain un point rouge, brillant, s’élance dans l’espace, c’est le jour.
Les neufs coups de l’Angélus tintent au clocher de St Caradec, et dans un murmure tout s’évanouit…
Maître Kador qui avait déjà appelé trois fois son apprenti, ne recevant pas de réponse, se décida de gravir la raide échelle qui donnait accès au grenier où gitait Loïc Tarquin. 
Personne…
Le bon tailleur à qui pareille chose n’était arrivée, descendit en toute hâte inquiet et courut chez les voisins qui tous déclarent n’avoir pas aperçu Loïc Tarquin depuis la fin des vesprées de Pâques. Le bonhomme se creusait la tête pour deviner ou pouvait bien être son apprenti, lorsqu’une idée lui vint, horrible, épouvantable : « La nuit de Pâques… la pleine lune… Si cet écervelé était allé ? … Impossible ! … cependant … »
Il se souvenait maintenant de l’attention extraordinaire qu’avait prêtée Tarquin à la légende de St Quidic et sans plus attendre il traversa le bourg et se dirigea au pas de course ver la lande de Pest-Ouan.
Et tout en courant, il songeait : Saint-Vierge ! Dans quel état allait-il le retrouver, son cher Loïc ! Aller se faire casser la tête par les Korrigans pour les beaux yeux de la Marianne ! Car c’était la Marianne qui l’avait enjôlé, c’était pour elle qu’il était allé troubler le repos des gardiens du trésor… Malheur !  Comme s’il n’aurait pas trouvé des femmes aussi gentilles que la fille du fermier de Kerdrein… et qui feraient moins les dégoutées… Il se chargeait bien, lui Kador le moment venu…
Tout essoufflé il s’arrêta. Devant lui verdoyait le bouquet d’arbres qui abritait la roche noire : aucun bruit dans la campagne déserte, rien que les trilles joyeuses des pinsons et des alouettes s’ébattant dans la lande. Maître Kador s’avança à pas de loup. Rien dans la clairière n’était changé, la pierre était toujours là, mystérieuse sous sa mousse sombre, seulement autour le gazon séché gardait l’empreinte des innombrables pieds qui l’avait foulé. Penché sur le sol, le vieux tailleur ému contemplait ces indices certains de la lande des Korrigans : une grande ombre s’interposa tout à coup entre le gazon et le rayon visuel de maître Kador. Un peu interloqué il se retourna :
- Loïc !
- Patron !

  Et Loïc jetant un sac bien gonflé, qui au heurt rendit un son métallique et tomba dans les bras du vieux tailleur, dont l’émotion se fondit subitement en larmes de joie…
Le dimanche suivant maître Kador avait eût défense de bavarder, on fut bien surpris de voir Loïc Tarquin porter triomphalement le bleu parapluie de la belle Marianne. Ce ne fut que quelques semaines plus tard qu’on eût le fin mot de l’aventure, quand maître Kador, endimanché une baguette blanche à la main, vint demander « En honnête mariage, Marianne Fraboulet, du village de Kerdrein, pour et au nom de Loïc Tarquin, son filleul ».
On dansa longtemps ce jour -là dans l’air et à la veillée. Le tailleur, sollicité de conter quelque chose, tint en haleine, pendant trois heures ses auditeurs absolument ravis avec la « Toute nouvelle et véridique histoire » qu’il avait intitulée : Une nuit chez les Korrigans.
Depuis lors, maître Kador délaissa l’aiguille et vécut superbement dans la magnifique maison construite par son apprenti au village de Kerdrein, laquelle subsiste encore aujourd’hui. Il se consola de ne plus pouvoir colporter de ferme en ferme ses merveilleuses légendes, en racontant le soir, au coin du feu, la fameuse histoire des Korrigans, à laquelle il ajoutait de temps en temps un chapitre inédit pour  la plus grande joie de son auditoire qui en l’écoutant, oublia souvent l’heure du couvre-feu.
La chronique ne dit pas si le mariage de Loïc et de Marianne fut heureux. Nul doute, car il ressort des vieux registres de fabrique de la paroisse de St Caradec que Tarquin fut le chef d’une famille fort considérée dans les alentours et qui sans appartenir à la noblesse, tenait  pourtant un rang distingué.
Dans le XVI et le XVII siècles, l’on vit plusieurs de ses membres remplir les fonctions honorifiques de fabriqueur ou de trésorier pour le général de la paroisse.
… Depuis longtemps déjà, la famille Tarquin, s’est éteinte. Le dernier de ses membres, Yves Tarquin, épouse de Marie Careille, se voyant mourir sans progéniture, voulut transmettre à la postérité le nom très honoré des Tarquin et éleva en 1769, à la place de la roche noire des Korrigans, la croix de pierre qui porte son nom, et qui invite le passant à accorder un souvenir au passé disparu.
C'y finit l’histoire étonnante de Loïc Tarquin, qui la nuit de Pâques, déroba aux Korrigans une partie du trésor de St Quidic. Quand au restant des richesses du trésor de St Quidic que ne pût  soustraire le Breton, elles demeurent toujours enfouies sous le gazon verdoyant , où chaque soir les petits nains de la lande viennent danser leur ronde monotone Lundi, Mardi, Mercredi, Jeudi, Vendredi, Samedi…



Ma rêverie avait été longue
Quand je quittais la « Croix Tarquin », le soleil avait disparut derrière les sapins zébrant d’un trait de feu la ligne indécise de l’horizon. De la rivière montait un léger brouillard, se confondant dans la brume avec la fumée des habitations ou l’on préparait le repas du soir, les alouettes voletaient en tourbillons, s’appelant de leurs piaillement aigus.
Et dans l’air attiédi, tout imprégné de bonnes senteurs des champs, on entendait se croiser ces mille bruits indistincts qui sont le prélude du grand silence de la nuit.
Fin

 Vannes 
Eugène Lafolye, éditeur 1889